Les racines de la diasporaphobie en Arménie post-soviétique

Par Alexandre KEBABDJIAN

La diasporaphobie peut se définir comme la triple négation de la diaspora arménienne: la négation de l’arménien occidental, langue littéraire et orale des Arméniens de la diaspora et de l’Arménie occidentale; la négation des liens entre la diaspora arménienne et l’Arménie occidentale et historique dont elle est issue pour l’essentiel; et enfin, la négation des réparations financières dont les Arméniens de la diaspora sont les destinataires légitimes après le génocide de 1915-1923.

Cette triple négation de la diaspora a été forgée durant le régime stalinien. Staline, bourreau de l’Arménie, responsable de son dépeçage, voulait sans doute, en fondant cette diasporaphobie d’Etat (illustrée par la révision orthographique de l’arménien), préserver cette Arménie soviétique résiduelle de l’influence d’une diaspora indépendante, vivant dans des pays jugés idéologiquement et militairement hostiles à l’Union soviétique, diaspora pouvant réclamer la justice pour les traités-diktats signés par la Russie pendant le génocide, au mépris des droits humains.

La Russie, garante de la sécurité de cette Arménie résiduelle, a ainsi tout fait pour mettre politiquement, juridiquement, culturellement et diplomatiquement hors-jeu les réfugiés arméniens, survivants du génocide, et leurs descendants de la diaspora.

A cette triple négation d’origine stalinienne, se sont surajoutées, toujours sous l’influence de Staline, grand diviseur de nations, bourreau des nationalités, toutes les fausses représentations sur la diaspora arménienne (sur ses origines géographiques, son patrimoine, son identité, son rôle historique, ses objectifs), enracinant ces préjugés staliniens contre la diaspora dans les mentalités arméniennes d’Arménie, pour les générations à venir.

Il y aurait là, un parallèle intéressant à faire entre l’Etat arménien et la Turquie sur cette question.

L’hostilité envers la diaspora arménienne, en Turquie, a été inoculée, en l’espèce, par les néo-ittihadistes, héritiers des génocideurs Jeunes-Turcs, à travers la dissimulation et le négationnisme du génocide: les Jeunes-Turcs emprisonnés à Malte par les Britanniques niaient déjà les faits qui leur étaient reprochés lors des procès, et calomniaient les Arméniens d’Arménie occidentale en plein génocide.

Quand bien même la méfiance et/ou l’hostilité vis-à-vis de la diaspora n’auraient pas la même intensité ni le même motif à Ankara et Erevan, il convient de noter, toutefois, que l’Arménie et la Turquie sont héritières des mêmes traités-diktats imposés au peuple arménien par la Russie et ses alliés turcs; ces traités-diktats ont imposé des frontières artificielles, considérablement réduites, non viables (comme on l’a vu lors des guerres de l’Artsakh), au peuple arménien, séparant de facto et de jure l’Arménie occidentale et la République d’Arménie.

La diasporaphobie d’Ankara et de Erevan découle de ces traités-diktats signés au terme du génocide turc des Arméniens de l’Empire ottoman.

L’Arménie, en ce qui la concerne, est toujours un Etat non souverain, ne possédant aucune vision globale du monde, menant une politique au jour le jour, strictement liée à ce qui se passe sous son nez, dans son bastion. Ce pays n’aurait-il pas, du coup, une inclination à maintenir les préjugés anti-diaspora, sachant que cette diaspora possède, en ce qui la concerne, son libre arbitre et une vision plus globale?

La diplomatie défaillante de Erevan, subordonnée à Moscou, au groupe de Minsk (prétendument chargé de la résolution de la question de l’Artsakh), aux organisations internationales et aux médias étrangers, n’a pas contribué à atténuer les effets de cette diasporaphobie de l’Arménie.

Les protocoles arméno-turcs de 2009 signés par Erevan et Ankara, sous l’égide de Moscou, principalement, furent une piqûre de rappel des traités-diktats de Moscou, d’Alexandropol et de Lausanne, la concrétisation d’une certaine vision de l’État Arménien, marionnette perpétuelle de la Russie, qui déciderait des relations idéales que l’Arménie devrait mener avec la République panturquiste et néo-ittihadiste de Turquie.

Ces protocoles de 2009 ont de facto mis hors-jeu la diaspora arménienne, en réactualisant la triple négation stalinienne de la diaspora.

Cette hostilité de fond est complètement occultée et niée par le pouvoir arménien qui se contente, de temps en temps, d’une fausse symétrie qui tendrait à faire croire que les préjugés entre Arméniens de la diaspora et Arméniens de la République d’Arménie seraient équivalents.

L’Arménie et sa société civile refusent d’humaniser la diaspora, de respecter ses droits et sa dignité.

Un Etat est par définition méfiant par rapport à sa diaspora. Ici, la République d’Arménie est hostile à une diaspora issue de terres voisines, plus grandes que l’Etat actuel, et abandonnées de force.

Quant à la faction des renonciateurs de la diaspora arménienne (l’UGAB, la FRA, ses filiales et ses faux-nez pseudo-journalistiques), ils ont enclenché, dès l’époque soviétique, le processus de renonciation aux intérêts historiques de la diaspora.

Tous ces acteurs étatiques et non étatiques ont ainsi pu donner des arguments à la diasporaphobie, tout en encourageant la disparition des institutions et écoles de la diaspora.

Depuis 2018, la pression psychologique, les propos injurieux et le dénigrement à l’égard des descendants de réfugiés arméniens, ont été monnaie courante, notamment durant les collectes d’argent par les fondations et entités proches du pouvoir.

La diaspora arménienne est la conséquence directe du génocide arménien, crime contre l’humanité. La fausse symétrie entre bourreaux et victimes, l’utilisation de mots ou expressions à connotation négative sur la diaspora, deviennent de facto l’apologie d’un crime contre l’humanité ou son corollaire.

Ce discours de Erevan est complémentaire de sa turcophilie. Tous les politiciens et affairistes qui souhaitent commercer avec la Turquie néo-ittihadiste, sans tenir compte des propriétés arméniennes spoliées pendant et après le génocide, écartant du revers de la main l’exploitation financière à laquelle ils risqueraient ainsi de participer, entretiennent le discours négationniste de Erevan.

En 2020, les républiques turques, leurs drones, leurs terroristes, et leurs armées, avec l’aval de Moscou et des pays de l’OTAN, ont profité de cet excès de confiance, de ce pseudo-pragmatisme des politiciens d’Erevan pour réduire l’Arménie à plusieurs rôles et fonctions: Etat croupion de la Russie; vassal des occidentaux; esclave mental de la prétendue « communauté internationale ».

Depuis 1991, le gouvernement arménien, en utilisant la diaspora arménienne en trompe-l’oeil pour camoufler sa dépendance originelle envers la Russie, s’est sabordé sur le long terme.

Pendant que les politiciens d’Arménie et une partie de sa société civile étaient occupés à gaspiller les ressources financières de la diaspora tout en excluant cette dernière de tous les processus, ils n’ont pas modernisé l’armée de leur pays, ni lutté sérieusement contre la corruption endémique, ni permis l’émergence d’une économie indépendante, ni celle d’une opposition salutaire et de médias libres.